La Vie de Galilée (Brecht) - mise en scène par Jean-François Sivadier


Scène d'ouverture : Galilée instruit son disciple et le fait par le geste, le mime. Le pauvre ignorant, confus, tâtonne. De quoi veut-il l'instruire ? De l'héliocentrisme. Il faut le voir hésiter, balbutier, se tromper ou s'exténuer dans ses conjectures...

La séquence est drôle, désinvolte. Elle capture pourtant l'essence du moment galiléen.

Le geste d'abord, dont l'omniprésence nous rappelle que c'est en braquant sa lunette sur le soleil que Galilée a ébranlé les fondements aristotéliciens de notre vision du monde. Même après qu'il eut perdu la vue en 1638, il continua de lever ses yeux morts et son doigt décharné vers les ciels qui, de son vivant, firent et sa renommée et sa mauvaise fortune. Galilée osa se faire le spectateur étonné du monde. C'est en cela qu'il fut un être de défi et ce défi il le soutint continûment d'un regard obstiné.


La confusion du disciple ensuite. Brecht fait dire à Galilée : Aujourd’hui, 10 janvier 1610, l’humanité inscrit dans son journal : ciel aboli. Mais déraciner des croyances séculairement enracinées ne fut pas chose aisée. Avant de disparaître dans la grande nuit des temps, elles livrèrent une féroce bataille. 

Le 22 juin 1633, Galilée, contraint par l'Inquisition, abjura ses travaux pour s'épargner le bûcher et conserver la vie. Pourtant il était déjà trop tard pour un édifice construit sur des sables de cristal. La brèche ouverte était béante, les vents qui s'y engouffraient finirent par le faire tomber en poussière. Un siècle cependant s'écoula avant que l'Eglise n'admît l'héliocentrisme. Un siècle pour que cette nouvelle vision du monde achevât de se fondre et de cristalliser dans le creuset galiléen et copernicien, un siècle pour que la destruction du système aristotélicien (inspiré par Ptolémée) fût entièrement consommé. De même que le disciple de Galilée trébuche sur les énigmes qu'il doit démêler, de même fut-il ardu pour les hommes et les femmes du XVII et du XVIII siècles de se déprendre de l'idée qu'ils occupaient le centre du monde.



Galilée, vu par Brecht : c'est le nœud de la pièce. 

Galilée, nous dit Brecht, n'est pas un brillant soleil ; il possède sa part d'ombre. C'est un homme dont l'âme est tissée de contradictions. On le voit tromper l'université de Venise en s'attribuant la paternité d'une invention – la lunette – dont il faut pourtant chercher l'origine du côté des Flandres. Lorsqu'un navire hollandais, à l'encre dans le port de Venise, annonce venir y livrer des caisses pleines de ces fameuses lunettes dont Galilée a pourtant garanti l'exclusivité au pouvoir des doges, son mensonge est démasqué. Brecht déboulonne le mythe solaire du moment galiléen en faisant de son personnage central un homme comme les autres, pris, lui-aussi, dans les filets des contingences matérielles, préoccupé de vivre et de continuer de vivre, un homme rusé qui, parfois, s'esquive et se dérobe. 
Il n'est pas un martyr : aussi accepte-t-il, sur l'injonction du Vatican, d'abjurer ses découvertes. La vie lui est trop chère pour qu'il y renonce dans l'intérêt de la science. Cette dernière est une nécessité, non un absolu. Pour Brecht, témoin de la fureur nucléaire, c'est une trahison sans retour. 



La science, avec Galilée, s'est laissée prendre dans les chaînes du pouvoir politique. 

« Au point où en sont les choses, le mieux que l'on puisse espérer est une lignée de nains inventifs qui loueront leurs services à n'importe quelle cause » : voilà ce que Brecht fait dire à un Galilée qui, au crépuscule de sa vie, se retourne sur lui-même et finit par comprendre, de manière paradoxale, le mal qu'il a fait à la science. En se parjurant pour avoir la vie sauve et poursuivre dans l'ombre les recherches qui firent son existence et sa splendeur, Galilée, sans le savoir, mit au manteau de la science la marque indélébile d'une éternelle souillure.

Mais Galilée c'est aussi un des tous premiers hommes, avant Descartes, avant Hume, à pousser aussi loin la pointe du doute. Les vieilles idoles et les cages de cristal n'y résistèrent pas. Une fois la poussière retombée, il resta l'aire libre, l'horizon libre. De là, il était possible de libérer les forces de l'imagination et de recouvrer l'usage de la raison. L'individu, mal assuré du sens de l'univers, ébranlé dans ses certitudes, pétri par le doute, n'était plus écrasé par les dieux. Et ce foyer de sens dont il était soudainement privé, il lui fallait le découvrir ailleurs. Le moment galiléen ne fit pas de l'homme la mesure de toute chose. 
Il le restaura en revanche dans sa dignité, autrement dit il le redressa. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il le dessilla. Il l'invita à braquer les projecteurs du doute sur les superstitions et les « vieux dictons » qui le tenaient jusque là dans la plus stricte dépendance. Au delà du cataclysme scientifique, le moment galiléen possède une dimension politique et symbolique.

Le Galilée de Brecht c'est donc tout à la fois la force triomphante du doute et l'instinct de survie, la foi dans la raison, l'irrévérence joyeuse, le rejet de l'obscurantisme, et l'âme rétive, indocile, qui se fera servile lorsque sonnera l'heure du choix. Cette ambiguïté est magnifiquement rendue par Nicolas Bouchaud.



Rappelons pour conclure que le Galilée exilé, parjure, continua de scruter le ciel, de déplacer la terre, les astres, et de démêler l'écheveau du pourquoi. C'est sous le manteau, en Hollande, qu'il fit paraître en 1636 son Discours sur deux sciences nouvelles, se jouant de la censure dont il était frappé, au mépris, cette fois, des risques qu'une telle entreprise lui faisait courir.


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